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5.3.1 Stigmergie et architecture

[À mettre en rapport avec 3.3.1 (De l’analytique du Dasein à la théorie critique de la technique)]

Si on cherche une uniformité de pensée entre les acteurs du numérique (comme humanisme), on sera déçu. Mais sur le plan des logiques organiques qui sous-tendent la dynamique de création, on retrouvera dans leurs démarches un point commun avec un phénomène biologique, soit celui de la « stigmergie ». Classiquement, l’exemple donné pour illustrer ce dont-il s’agit est celui de l’araignée tissant sa toile. L’araignée n’est pas seulement définie extérieurement comme un insecte qui se sert de matériaux extérieurs pour former la toile qui lui servira à capturer des mouches. Elle est définie par le fait qu’elle habite un espace structuré par un plan construit au moyen de matériaux qu’elle sécrète. Elle s’est donc construite en construisant son environnement. Quelque part, la stigmergie s’applique à toutes les situations où c’est par l’action qu’un être est défini. Du coup si la toile de l’araignée est en même temps un piège et une demeure, c’est la création d’un espace qu’il est possible d’habiter (à ses risques et périls) dont il est question. Or il semblerait que ce soit le cas avec le web également. Voir Ollivier Dyens, Enfanter l’inhumain.

On entre ici, pour ainsi dire, dans le vif du sujet. Nous avons beaucoup insisté sur le caractère dynamique de la culture numérique. Or il y a un penseur, outre Marcello Vitali-Rosati, qui a souligné le fait que le lecteur joue un rôle actif avec les supports numériques en partie en raison de l’aspect actif de cette couche logicielle qui vient s’insérer entre le texte et son appréhension (et on ne parle pas ici de son interprétation). Il faut comprendre l’importance de ce point, car ce n’est pas uniquement une réduction du message au medium comme le proposait Marshall McLuhan. C’est une prise en compte du fait qu’il faut dépasser la représentation du rapport entre la technique et l’écriture (ou la culture) comme « complémentarité ». Celui-ci supposerait une possibilité pour les deux entités d’exister séparément et sous-entendrait la nécessité de maintenir une distinction des rôles nette et sans équivoque. Or, comme le mentionnait Feenberg, s’inspirant de Bruno-Latour (sans le rejoindre tout à fait dans sa conception de l’humain comme réductible à un réseau de relations), ce qui est véritablement en jeu ici, c’est la compénétration des faits et des valeurs. L’intérêt de la représentation que Bernard Stiegler se fait du problème est qu’il signale la non-neutralité des outils et établit d’emblée la problématique sur le plan de l’orientation des actions humaines dans le nouvel environnement numérique-culturel. Par conséquent, ce qu’il faudrait faire avant toute chose, ce serait se doter d’une sémantique située, c’est-à-dire sachant d’où elle vient. D’ailleurs le fondateur de l’Iri et auteur de Le temps et la technique, signale que c’est une des particularités du numérique que de ne pas autoriser d’emblée un repérage contrairement à ce qui se produit lorsqu’on parcourt une bibliothèque ou le classeur répertoriant les livres qui s’y trouvent à la recherche d’un ouvrage. C’est pourquoi il leur paraît essentiel (et ils insistent sur la nécessité de concevoir l’écriture comme le principe actif du numérique, quelle que soit la forme que la mise en lecture rend possible, du texte à l’image en passant par le son et les graphiques ou tableaux (bases de données dynamiques)), de nous doter collectivement d’outils d’annotations qui témoigneront de ce que nous avons pris acte que nos actes de commentaires sont autant de contributions à l’écriture du texte et que cela participe à l’organisation de savoirs authentiques, puisqu’ils forment la carte de notre territoire à défricher-définir. On ne se chicanera pas trop sur la distinction entre organologie et culture numérique, mais il est vrai que de parler de méta-ontologie comme Marcello Vitali-Rosati en mentionne l’opportunité, ce n’est pas envisager les choses exactement sous le même angle. C’est ce que nous verrons avec le sous-point suivant. Mais pour l’instant essayons de voir comment cette assomption généralisée de la nécessité d’une co-écriture de l’espace au sein duquel une parole pourrait se faire entendre apparaît comme manifeste dans les textes de notre corpus. Lire la suite