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5.1.2 Médiation – virtualisation

[À mettre en rapport avec 3.1.2 (Une dématérialisation plus physique que l’on croit)]

Nous l’avons dit, il est erroné de croire que le numérique signifie « dématérialisation ». Certes, pour les individus que nous sommes, c’est l’impression qu’on peut en conserver. Une bibliothèque complète peut entrer dans un téléphone mobile. C’est une révolution inimaginable. Mais le réseau commence à peser lourd sur l’écosystème et il faudra réduire notre consommation de bande passante et d’électricité pour ne pas être obligés de fermer interner si on veut survivre. Je ne suis pas prophète de malheur. On ne se rend pas compte de ce que ça coûte. Il y a tant d’intermédiaires qui entrent en ligne de compte pour arriver à la connectivité constante à laquelle nous sommes habitués. Mais là n’est pas le problème. C’est plutôt la solution. Le problème est que ce sont les mêmes fermes de serveur qui hébergent toute l’information qui circule à travers le web, celles de Google, d’Apple et de quelques autres gros joueurs, comme Microsoft, Facebook et Amazon. Si nous sommes soucieux de protéger nos données personnelles, il y a beaucoup d’information qui ne vaut pas grand chose que nous partageons volontiers. Il y a là un gaspillage éhonté. Mais en même temps, les possibilités de création ne doivent pas être jugulées au nom de la survie de l’humanité. Quel sens aurait la vie sur cette terre sans horizon de nouveauté? Le problème est difficile. Ce qu’on nous permet de partager est monétisé. Le médiocre circule librement et nous sommes privés de formation pour comprendre les enjeux associés à cette situation toxique pour notre jugement.

Comprendre les enjeux juridiques, politiques et éthiques (et les contraintes techniques)

Mais comment cette préoccupation pour la qualité de ce que nous faisons et la nécessité de développer une littératie numérique suffisante pour être en mesure de critique ce qui doit l’être sans rejeter en bloc tout ce qui a trait aux technologies de l’information, comment ces aspects politiques et éthiques transparaissent-ils dans les écrits de nos auteurs, de manière à ce qu’on puisse parler d’une participation à l’humanisme numérique, d’un point de vue littéraire?

Dans Vers l’Ouest, on le voit, il y a un refus s’engager frontalement dans les débats. Mais en même temps, on y retrouve des observations qui démontrent bien que la question de la langue, de l’exploitation des francophones au Canada n’est pas réglée. Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark disait Shakespeare. On pourrait dire la même chose du Québec, d’ailleurs, puisque nous sommes capables de nous poignarder dans le dos, comme le montre ce qui se passe quand Mahigan ne se réveille pas pour son travail de nuit et qu’il est immédiatement dénoncé.

La charge utopique de ce récit de voyage est évidente. Elle n’est pas sans son contrepoids de réalisme. D’un côté il souhaite vraiment sortir d’un carcan. « Enfin j’étais libre, j’al­lais quit­ter le pays noir, la mai­son du père, j’al­lais ten­ter ma chance sur la route. » (p. 43). D’un autre côté, il se rend bien compte que sa révolte est presque vaine, et c’est d’autant plus difficile que ses parents ont déjà effectué une sorte de pseudo révolte qui était déjà mimétique. « J’étais fils de ré­volte. Je ne pou­vais que re­jouer la ré­volte de mes pa­rents. Donc j’étais perdu, de tous mes amis j’étais sans doute le plus perdu. Mais je vou­lais quand même ten­ter le coup. De toute façon je n’avais pas le choix. » (p. 7).

Comment celui qui est « fils de fils » peut-il croire être le « premier fils »? On voit là un motif qui se rapproche de celui du drame de Jésus Christ, qui a déjà un père humain, et qui est donc fils de l’homme en même temps que fils de Dieu. Comment peut-on le croire? Au mieux, il est peut-être un héros…

Sharing de Philippe Aigrin, Impressions numériques de Jean Sarzana, Démocratie et Internet de Dominique Cardon

Ce qui est frappant, c’est cet effet de différé qui contraste avec tout ce qu’on est habitué de voir ou d’entendre dans les réseaux sociaux, lorsque Mahigan Lepage nous exprime que ce qu’il nous décrit est le fruit d’une ressouvenance, qui arrive comme à travers la brume du rêve. La médiation est donc ici d’abord celle de la mémoire. Mais c’est aussi une reconstitution imaginaire. Et le fait de nous pas dire comment il se sent aide à conserver un voile de pudeur sur les évènements.

C’est ce qui permet à la fiction de jouer son rôle. Et sur ce point, il faut souligner que le flou est accentué par le fait que les auteurs se construisent une identité en ligne. L’écriture de leurs histoires est-elle sans rapport avec ce jeu d’auto-définition publique? Non, mais cela n’enlève rien à la valeur de ce qu’ils écrivent. Cependant que penser des écritures qui semblent contenir des confidences. Quand la pudeur manifeste nous indique que l’individu est timide, doit-on réserver son jugement sous prétexte que ce pourrait être un procédé littéraire? « Je me vois ap­pe­lant ma mère dans la ca­bine té­lé­pho­nique, parce qu’elle m’avait de­mandé de l’ap­pe­ler sou­vent et parce que je m’en­nuyais cer­tai­ne­ment. » L’auteur a-t-il intérêt à inventer que sa mère lui avait demandé cela? Doit-on remettre en cause le fait qu’il l’ait appelée? Peut-on douter de ce qu’il s’ennuyait d’elle? Le fait qu’il ajoute « certainement » ne fait que nous dire qu’il peine à l’avouer mais qu’il ne peut le nier. Mais le « je me vois » pourrait laisser entendre que ce souvenir n’est pas très fiable. Ou, au contraire, cela peut dénoter qu’il est très net, comme présent sous les yeux du narrateur. Mais le narrateur est-il l’auteur? Comment cette question évolue-t-elle avec le numérique. Nous avons vu que le rôle du lecteur concret était accru. Mais l’auteur demeure celui qui établit le texte. L’éditeur aide à sa révision lorsqu’il y en a un. Mais le processus est peu documenté. Il y a donc d’abord une relation de confiance. Et une volonté de permettre à une parole de s’exprimer. Chacun est responsable de ce qu’il écrit. Mais les lecteurs ont le dernier mot quand à l’histoire qu’ils « reçoivent ». Ils y ont certainement « mis du leur ».